Les faits
Dans la nuit du 22 au 23 mars 1944, dans une petite maison appartenant au marchand-primeur Perrin, au lieu-dit La Martellière à Voiron, font irruption quatre allemands et quatre miliciens voironnais. Sans doute à la recherche de résistants et surpris de découvrir des juifs, ils embarquent brutalement dans leurs camions les 18 personnes présentes, groupe composé d’une majorité d’enfants, de jeunes hommes et de la cuisinière, maman de deux d’entre eux.
Conduits tout d’abord au siège de la Gestapo de Grenoble, ces derniers sont ensuite transférés à Drancy le 27 mars, d’où dix-sept sont déportés (l’un des plus âgés parvient à s’évader de Drancy, échappant à la déportation). Par le convoi 71 du 13 avril 44 (ce même convoi qui emporte les enfants de la Maison d’Izieu, mais aussi Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens), les plus jeunes âgés de 7 à 15 ans et la cuisinière sont conduits à Auschwitz où ils sont tous gazés dès leur arrivée, à l’exception d’un seul. Par le convoi 73 du 15 mai 1944, les plus grands sont conduits aux camps de Kaunas (Lituanie) et Reval (Estonie), où ils sont fusillés à leur arrivée. Du premier convoi en direction d’Auschwitz, un seul désigné apte au travail, Erwin Uhr, survivra à la déportation. De la perte de son petit frère de 9 ans et de ses camarades, comme des neuf mois passés au camp de travail de Gleiwitz, il gardera à vie les stigmates des souffrances physiques et morales.
Itinéraire des Enfants de la Martellière
Le rabbin Zalman Chneerson, sous la responsabilité de qui étaient placés ces enfants et adolescents, qui se rendait à la Martellière ce soir-là accompagné de deux de ses assistants afin d’informer le groupe d’un danger imminent, fut prévenu de la rafle à temps pour pouvoir y échapper. Car cette maison était l’une des nombreuses caches de l’AIP (Association des Israélites Pratiquants) dirigée par cet étrange rabbin.
Juif hassidique de la tradition des Loubavitch, après avoir fui les pogroms en Russie, il avait fondé l’AIP à Paris en 1936, avec pour objectif principal de permettre à ses protégés de vivre leur religion dans la tradition juive orthodoxe, prescrivant la plus stricte observance des rites religieux. Tout au long de la période de l’occupation, il veilla jalousement à conserver son indépendance, y compris vis-à-vis des instances juives, telles que l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants, qui protégea des milliers d’enfants juifs pendant la guerre) ou l’UGIF (Union Générale des Israélites de France).
Au fur et à mesure du durcissement des arrestations et déportations, le rabbin fut amené à se déplacer avec les groupes d’enfants dont il avait la charge, passant successivement par Paris, Vichy, Marseille, Demu dans le Gers, pour arriver en Isère, placée depuis novembre 1942 sous occupation italienne, laquelle était peu encline à la déportation des juifs. C’est à Saint-Etienne-de-Crossey, au lieu-dit Le Château, que fut hébergée près d’une centaine de personnes, dont plus de soixante-dix enfants et adolescents, au sein d’un home d’enfants et d’un séminaire consacré à l’étude du Talmud, ainsi que d’un atelier de reclassement professionnel.
De façon surprenante, le rabbin ne cachait pas particulièrement ses activités ; il déclarait ses groupes, en masquant à peine leur vocation, et interagissait avec les villageois, à qui il achetait fruits et légumes pour nourrir ses protégés, et même avec les autorités locales, dont un adjudant de la gendarmerie de Voiron en faveur de qui il témoigna à la Libération. Une correspondance de Chneerson avec Alexandre Sestier, maire de Voiron pourtant nommé par Vichy, datant de fin 1943, témoigne des interactions existantes. Il effectuait également de permanentes démarches de demandes de financements et de dotations auprès de l’UJF (Union des Juifs de France), notamment pour le ravitaillement de ses pensionnaires, lequel était organisé toujours dans le plus grand respect des rites juifs, donc casher.
En septembre 1943, la région vit l’arrivée des Allemands qui prirent le contrôle de toute la zone. La menace de plus en plus pressante d’arrestations incita le rabbin à évacuer le Château de Crossey et à répartir les enfants en plusieurs lieux, avant d’envisager leur passage par petits nombres en Suisse. Un groupe d’entre eux arriva alors à La Martellière, d’autres furent hébergés à Saint-Jean-de-Moirans au lieu-dit La Manche, un autre groupe trouva refuge en un troisième lieu du Voironnais.
L’enquête, une démarche pro-active de la ville de Voiron
La (re)découverte de la rafle a lieu fin 1996 : c’est la stupéfaction en Mairie de Voiron !
Des contacts auprès de la Ville de Voiron sont en effet effectués en parallèle, à la fois par Herbert Herz, ancien résistant et délégué régional du Mémorial Yad Vashem (Institut international pour la mémoire de la Shoah), et par Jean Bruttmann, Vice-président de l’Amicale d’Auschwitz, qui soumet le projet d’apposer une plaque commémorative de la rafle de mars 44 ! A l’origine : la découverte impromptue par une étudiante de Sciences-Po Grenoble, Delphine Deroo, dans les archives de l’OSE à Paris. Mandatée par le musée de la Résistance et de la Déportation de Grenoble dans le cadre d’une exposition sur le rôle des juifs dans la Résistance, elle venait en effet de retrouver inopinément une liste de 17 personnes déportées depuis la Martellière, qu’elle avait confiée à Herbert Herz.
A Voiron, ni le Maire de l’époque, Philippe Vial, ni les administrés n’ont entendu parler de cet événement ; et aucune trace dans les archives municipales ou départementales (si ce n’est une courte mention dans celles-ci, dans l’état des arrestations en 43/44 mais faisant référence à Saint-Etienne de Crossey et non Voiron) !
Une démarche active est alors initiée pour retrouver des informations et répondre positivement à la sollicitation de commémoration des associations juives. Conjointement à l’organisation de la cérémonie, prévue pour le mois de septembre, un travail de recherche se met ainsi en place par la formation d’un petit comité regroupant Herbert Herz, Maurice Gnansia (secrétaire général du B’Nai Brith de Grenoble, organisation caritative juive, qui a pris le relais de Jean Bruttmann brutalement décédé), Blaise Giraudi (ancien résistant, chef des groupes locaux du mouvement Libération-Sud, rescapé de Buchenwald), et les représentants élus et services archives et communication de la Mairie de Voiron.
Dans le souvenir des Voironnais de l’époque
En 1997, à Voiron, cet événement semble avoir disparu des mémoires. Comment l’expliquer ? Il n’y a pas eu de volonté de masquer cet événement, mais cette période a sans doute laissé dans les souvenirs des plus anciens un certain malaise lié à la présence sur la commune d’une milice féroce, dont les exactions et les actes de torture à l’encontre de juifs et de résistants dans une villa du quartier de Criel étaient redoutés et connus de beaucoup… Dans les mémoires reste aussi l’exécution en avril 44 du terrible chef de cette milice voironnaise, Ernest Jourdan, par quatre lycéens de la Nat, dont l’inexpérience conduisit à la mort de cinq membres de la famille du milicien, ainsi que, à la suite, les exécutions en représailles aveugles de six hommes juifs par les miliciens. Restait aussi bien sûr le souvenir de l’héroïsme du jeune Pierre Ruibet, mort à 18 ans au cours d’un attentat contre un dépôt de munitions allemands.
Commence alors un minutieux travail de recherche d’éventuels témoins
Des appels sont publiés dans la presse locale, tandis qu’une enquête de terrain est menée dans tout le secteur à la recherche de témoins de la rafle. Par recherche téléphonique (grâce au minitel, outil de l’époque !), à partir de la liste des quelque soixante-dix pensionnaires du Château de Saint-Etienne-de-Crossey communiquée par l’OSE, plusieurs anciens camarades des victimes de la Martellière sont retrouvés. En parallèle, grâce aux appels à témoignages locaux, deux témoins voironnais se présentent. Le premier, Raymond Bonvallet, enfant à l’époque et voisin du lieu de la rafle, a été traumatisé par cet événement car il connaissait les jeunes juifs de la Martellière ; la rafle était restée gravée dans sa mémoire sans qu’il puisse en parler jusque-là. Le second, Paul Jacolin, avait hébergé pendant plusieurs mois un groupe d’enfants, ainsi que le rabbin, sa femme et leurs deux enfants, dans la maison de son père au lieu-dit La Manche à Saint-Jean-de-Moirans. Il déclare avoir sauvé plusieurs d’entre eux en les cachant dans sa cave lors d’une descente des miliciens (malheureusement son récit n’a pas pu être totalement corroboré par les déclarations des enfants du rabbin en 1997 et il semble que Paul Jacolin soit décédé sans recevoir la médaille des « Justes parmi les Nations »).
La commémoration
L’enquête menée par le groupe de travail prend près d’une année. Ce travail se veut discret avant toute publication. Mais les événements vont s’accélérer car le 22 août 1997, le Dauphiné Libéré de Voiron publie prématurément l’information de la future commémoration et titre en « une » : « Voiron, la rafle oubliée » ! La presse s’emballe, l’événement est relayé à travers le monde entier !
Ce déchaînement médiatique, qui désole les organisateurs attachés à un traitement respectueux de l’événement, va néanmoins permettre d’associer à la démarche Serge Klarsfeld, avocat, historien qui a voué son existence à la mémoire de la Shoah, et, avec sa femme Beate, infatigables chasseurs de nazis. Ce dernier confirme avoir publié dans son Mémorial de la Déportation des Juifs de France la liste des Enfants de la Martellière. Cette liste figurait donc dans plusieurs archives d’organisations juives, mais dans aucun document de l’administration française, pas plus celle de 1944 que celles de 1997. Quelques ouvrages confidentiels y faisaient certes référence, inconnus des autorités voironnaises.
Mais le rebondissement le plus incroyable fut que la large couverture médiatique annonçant la future commémoration de la rafle, permis de retrouver son seul survivant, Erwin Uhr, dont chacun, les archives juives comprises, pensait qu’il avait connu le même sort que ses camarades. Contacté par les organisateurs municipaux à Anvers en Belgique où il résidait, il s’étonna dans un premier temps de cet hommage tardif car il déclara être revenu à Voiron en juin 1945, après la « marche de la mort » et la libération par les russes du camp d’étape où il avait été conduit, et y avoir séjourné avec sa mère pendant une année ! S’il se souvenait parfaitement y avoir fréquenté le Cercle des Déportés, côtoyé Georges Frier (chef du secteur voironnais de l’Armée secrète, déporté survivant des camps) ou encore la famille Bonnat, en 1997 personne à Voiron n’a de souvenir de lui… Il répond bien sûr positivement à l’invitation de la Ville de Voiron d’assister à la commémoration, dans le but d’honorer la mémoire de son petit frère, Karl, âgé de 9 ans au moment de la rafle, et celle de ses camarades.
La commémoration a lieu le 14 septembre 1997. Elle s’avère très émouvante, en présence du seul rescapé, Erwin Uhr, âgé alors de 72 ans, qui reçoit des mains du Maire, Philippe Vial, la médaille d’honneur de la Ville de Voiron, et de plusieurs des anciens du Château de Crossey. Quelques centaines de personnes sont attendues, elles seront plus de 1000 à assister à la litanie des interventions, dans un recueillement total, en présence des plus hauts dignitaires publics et des représentants laïcs et religieux de la communauté juive, dont Serge Klarsfeld, sous les caméras et les micros de dizaines de journalistes venus du monde entier.
La maison Perrin ayant disparu, la plaque est apposée sur le mur du Lycée public de la Martellière, dont le proviseur, Mr Mennesson et les élèves ont largement contribué à l’organisation de l’évènement.